• Le Cnrs a 70 ans, pour quel avenir ?

    Le 19 octobre 1939, le Cnrs est créé par décret... dans le cadre d'une mobilisation nationale pour la guerre commencée. La célébration de son 70ème anniversaire, pour laquelle la direction de l'organisme organise colloque, publications de livres et brochures, exposition, est marquée par de lourdes menaces sur son rôle.

    Hier, la direction du Cnrs avait convié les journalistes à venir échanger quelques mots autour d'un café sur cet anniversaire. L'échange fut bref mais finalement instructif. D'abord par la remise d'un fort intéresssant ouvrage - Histoire du Cnrs - écrit par l'historien Denis Guthleben (lire ci dessous). Mais aussi par l'habile non réponse de madame Bréchignac à la question que je lui ai posé.


    «A quoi servez-vous ? Vous, la direction du Cnrs, dans un contexte où avec la création de l'ANR - qui distribue des crédits à vos équipes - et de l'AERES - qui évalue vos laboratoires. Sur quels moyens pouvez-vous compter pour conduire une politique scientifique ?». Telle était la question. La réponse fut - je résume - que le Cnrs est «une pépinière d'idées», qu'il est responsable de la «coordination des recherches au niveau national», et en charge «des projets à long terme, notamment ceux impliquant des équipements très lourds», en somme «un outil au service des chercheurs».

    Je résume, mais vous avez bien lu. La présidente du Cnrs - ni le directeur général Arnold Migus - n'ont répondu à la question posée : à quoi sert la direction du Cnrs ? Catherine Bréchignac est bien trop fine mouche pour ne pas avoir pesé son propos. La question peut sembler anecdotique, et la réponse finalement plus intéressante, portant sur la question plus large : à quoi sert le Cnrs ? Paradoxe, c'est l'inverse qui me semble vrai. Défendons cette idée...

    Pour la comprendre, il faut d'abord se débarrasser d'une représentation du Cnrs très commune - notamment dans les milieux politiques et médiatique - qui en fait une "maison" constituée de ses 25 000 salariés, dont 11 000 chercheurs, aux cloisons la séparant très clairement du reste de la communauté scientifique et universitaire française. Ainsi, en prononçant le sigle Cnrs, on croit souvent désigner un monolithe dont la vie interne serait l'alpha et l'oméga de son existence. Cette vision fut assez exacte... au début des années 1960. Elle date donc un peu.

    Qu'est-ce donc que le Cnrs aujourd'hui ? C'est d'abord et avant tout un ensemble d'environ 1200 laboratoires mixtes (UMR, en co-tutelle avec universités, GE, autres organismes de recherche) où les salariés du Cnrs sont en minorité, où des équipes majoritairement composées de non salariés du Cnrs (universitaires, thésards et post-docs) produisent une science dont les expériences et les productions (résultats et articles scientifiques) sont majoritairement le fait de ces équipes. Même son comité national comporte un pourcentage significatif de non-salariés du Cnrs, on a compté jusqu'à la moitié de ses présidents de section qui étaient universitaires.

    La situation diffère selon les disciplines scientifiques - en physique, chimie, sciences de l'Univers - la production des laboratoires mixtes du Cnrs domine très largement le paysage national, ce n'est pas le cas en SHS ou en biologie. Mais l'imbrication du Cnrs avec le tissu universitaire et surtout le fait que le mode opératoire majoritaire de la recherche française soit l'équipe et le labo mixtes  (université/organisme de recherche, Cnrs pour la plupart) fait de l'image de la maison aux cloisons étanche une simple illusion.

    L'autre volet décisif de l'affaire est la réponse à la question : qui pilote l'ensemble ? Alors qu'elle était directrice générale (Directeur Général, bougonne Catherine, en accord sur ce point avec l'Académie), à l'époque de Claude Allègre au ministère, elle m'avait déjà confié «finalement, je ne suis qu'une go-between». Elle voulait parler du fait suivant : pour créer un labo, financer un équipement important, lancer un grand programme, le Cnrs ne pouvait plus faire cavalier seul, faute de moyens. Crédits du FRT et du FNS (ministère), crédits régionaux, accords avec le CEA, l'Inserm, les universités (qui apportent souvent les locaux)... tout cela était déjà devenu condition sine qua non à la mise en oeuvre d'une décision de politique scientifique.

    Depuis les années 1990, tout est allé dans ce sens, réduisant encore la marge de manoeuvre des directions du Cnrs à tous les niveaux ( du labo à la présidence) : la création de l'ANR et de l'AERES, des crédits sous pression, des effectifs stagnants, la perspective de budgets globaux pour les universités les transformant en partenaires capables de négocier... le tout à travers des crises de direction, de relations houleuse avec les gouvernements.

    Devant cette situation, une "frénesie de réformes" pour reprendre l'expression de Guthleben dans son livre, a saisi ministres et directions. L'une des plus étonnantes fut la tentative menée par le directeur général Bernard Larrouturou. Ce dernier - seul aux manettes en raison de la maladie du président Gérard Mégie - a finalement répondu par une sorte de défi suicidaire à la politique gouvernementale qui restera un cas d'espèce (lire ici, ici, ici et ici des papiers parus dans Libération à l'époque) passionnant pour les historiens et les sociologues. Confronté à un gouvernement qui lui donne mandat de "réformer", dans un cadre de réduction des moyens, il répond "ok, je vais donc couper, couper, couper, réduire le Cnrs, ses labos mixtes, pour concentrer les moyens sur moins de labos et ainsi restaurer sa capacité d'initiative". En gros, abandonner la mission "nationale" pour défendre "l'autonomie" de la "maison" désormais dirigée par des "managers" et non des scientifiques faisant là un interim entre deux manips. La tentative fut suicidaire en partie en raison d'une erreur de stratégie : Bernard Larrouturou pensait pouvoir conduire ce changement volontariste à travers une réorganisation puisant ses réferences dans des techniques managériales et non sur un discours de politique scientifique. Malgré le renfort tardif de Jean-François Minster, l'opération s'est finalement heurtée à une coalition disparate (gauche/droite pour aller vite), l'estocade finale étant portée en janvier 2006 par une manoeuvre directement pilotée depuis l'Elysée avec l'aide du président du Cnrs Bernard Meunier.

    Cet épisode éclaire la non-réponse de Catherine Bréchignac. A quoi sert la direction du Cnrs ? Pour «recruter les meilleurs» - l'une des missions centrales du Cnrs selon elle - point n'est besoin d'une direction, il suffit de bons jurys de recrutement, les sections du comité national en sont un bon exemple, même s'il faut améliorer les procédures afin de diminuer le nombre des audités et densifier leur audition. A cet égard, lorsque Catherine Bréchignac se félicite de compter désormais «27% d'étrangers» dans les derniers recrutements (je ne sais pas si elle parlait des CR ou de l'ensemble CR plus DR), en assimilant ce fait à l'idée que le Cnrs recruterait «les meilleurs», elle ne fait qu'enfoncer un coin dans l'argumentaire gouvernemental : c'est bien le statut Cnrs et la qualité de l'environnement scientifique qu'il propose qui sont attractifs.

    Conduire les projets de long terme avec des équipements lourds ? Finalement, la seule décision vraiment autonome prise par l'actuelle direction du Cnrs, c'est l'achat en janvier 2008 d'un supercalculateur IBM... à la fureur du ministère qui voulait que toute décision sur le calcul intensif passe par le GENCI. J'exagère ? Prenons l'exemple de la génétique : de l'avis de nombre de scientifiques et de la directrice de l'Institut écologie et environnement, il faut mettre à niveau l'équipement du Génoscope - le centre national de séquençage - d'Evry. Voilà une décision de politique scientifique importante, qui relève de la recherche fondamentale. Le Cnrs peut-il la prendre ? Non. Le CEA, auquel on a récemment confié le Génoscope, a t-il les moyens de le financer ? Non. Vers qui se tourner pour trouver 25 millions d'euros (c'est quand même pas la mer à boire pour le seul équipement national dans ce domaine très compétitif au plan international) ? Mes interlocuteurs ne voient de solution que dans un montage pluriannuel et pluri-guichets (européen, national, régional, multi organismes).

    Catherine Bréchignac parle du rôle de «coordination nationale» qui serait dévolue au Cnrs. Mais ce dernier n'a pas les moyens lui permettant de financer et conduire des programmes, en particulier interdisciplinaires, au titre de son rôle d'agence de moyens. Ce dernier est une farce, inventée par le ministère de Valérie Pécresse, dont le principe de base est : pas d'argent, mais un titre ronflant... Ou alors, il faut considérer que la participation de la direction du Cnrs à la série d'Alliances (des sciences de la vie, de la mer, de la recherche sur l'énergie...) que le ministère a mis en place suffit à exercer ce rôle de coordination nationale.

    L'amusant - en quelque sorte comme disait Prigogine - c'est que l'influence réelle du Cnrs sur la politique scientifique prend aujourd'hui un autre chemin. Celui des "experts" et des commissions en tout genre de l'ANR et de l'AERES. Bien souvent, lorsque l'on forme de telles commissions (par exemple celle de l'ANR pour les programmes blancs, jeunes chercheurs ou thématiques) on retombe sur des chercheurs Cnrs et même des dirigeants de ce dernier. Il y eu même une période, au début de l'ANR, où les directions du CNRS jouaient officiellement un rôle décisif dans le programme blanc. D'où mon amusement d'entendre, par exemple, tel directeur de labo de nanotechnologie me raconter comment il passe son temps dans les comités du programme "nano" de l'ANR à en élargir au maximum le contenu afin de "faire du blanc dans le programme thématique". Les constructions technocratiques aboutissent à ce genre de perversions dont l'ironie atteint des sommets.

    Il est intéressant de confronter cette situation au récit de l'Histoire du Cnrs produit par Denis Guthleben (édition Armand Colin). Non pour la dernière partie de cette histoire, car l'auteur glisse sur les années 2000 en quelques pages peu précises, mais en raison de l'ancienneté, la permanence même écrit-il avec raison - du caractère houleux des relations entre le Cnrs et les pouvoirs politiques qui ressort de son étude. Le fond du problème est toujours le même : de quelle autonomie le milieu de la recherche fondamentale doit-il bénéficier alors que l'essentiel de ses ressources ne peut provenir que de l'Etat et de l'impôt ?
    Dans cette question le mot important est : fondamentale. Ou, de base, ou cognitive... comme vous voulez. Cela ne signifie pas du tout qu'au Cnrs on ne ferait aucune valorisation, ni recherche appliquée, ni en relation avec des problèmes industriels ou sociétaux. La question n'est pas là. D'ailleurs, le Cnrs n'en a jamais autant fait dans ce domaine, son portefeuille de brevets est important, le nombre de ses contrats avec l'industrie impressionnant... mais le problème est double :

    - alors que depuis 50 ans la part de la recherche appliquée, privée et publique, n'a cessé d'augmenter, et que ses modes de financements deviennent majoritaires, comment préserver, voire développer, la recherche fondamentale, non programmée, non définie par des objectifs de court terme clairement identifiés ?

    - quelles relations entre la recherche (et non le seul CNRS) et l'enseignement supérieur alors que ce dernier connaît une croissance phénoménale qui se traduit par un corps d'universitaires - censés être également des chercheurs - dont le nombre dépasse de loin celui des chercheurs du Cnrs ? Et dont les missions se sont élargies à la formation des cadres moyens de la société alors que son organisation en tant que système (universités, classes prépas, Grandes écoles, IUT...) ne répond pas à une logique  d'ensemble.

    Quelle que soit la réponse que l'on apporte à cette double question, elle passe aujourd'hui par les moyens que l'on donne, ou pas, aux directions du Cnrs (ou de l'Inserm, ou de la direction des sciences de la matière au CEA... ou de n'importe quelle autre structure qui viendrait jouer leur rôle) de définir et conduire des politiques scientifiques autonomes, sur la base d'un dialogue véritable avec le niveau politique (gouvernement et parlement). D'où le paradoxe que cette note prétend soutenir, que l'on pourrait résumer lapidairement ainsi : si les directions du Cnrs n'ont pas les moyens de conduire des politiques scientifiques avec un degré d'autonomie significatif vis à vis du pouvoir politique qui les nomme, pourquoi conserver l'organisme ? Si c'est juste pour avoir des chercheurs à temps plein durant une période de leur vie, il suffit de décharger de cours des universitaires...

    Source : http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2009/09/le-cnrs-a-70-ans-pour-quel-avenir-.html


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